Louis-André GOSSE, Théodore HERPIN et Jules VÜY

Leur lutte acharnée pour l’émancipation des Juifs à Genève

 

Après l’annexion du territoire de Carouge à la République de Genève, par le Traité de Turin de 1816, la communauté juive établie dans la cité sarde depuis 1779 peut enfin entrevoir avec bonheur un retour dans la cité genevoise qui avait expulsé ses Juifs en 1490. Bonheur de courte durée, car à peine un mois après cette annexion, la nouvelle Constitution genevoise du 14 novembre 1816 fait du culte juif un obstacle d’accession à la citoyenneté.

Considérés dès lors comme des citoyens étrangers, les Juifs nés à Carouge peuvent tout au plus élire domicile dans le nouveau Canton. Quant aux nouveaux arrivants, ils devront obtenir un permis d’établissement. Pour la communauté juive carougeoise, habituée au libéralisme sarde et français, c’est un coup dur, chargé d’amertume et d’humiliation, qui doit la conduire à mener dans la douleur un nouveau combat politique pour obtenir cette émancipation tant désirée dans la grande cité.

Trois hommes politiques genevois (un protestant et deux catholiques) vont successivement s’atteler à cette tache en faisant face à l’hostilité des membres d’un Conseil d’Etat dont le conservatisme semble perdurer. En 1830, le docteur Louis-André GOSSE, député libéral protestant, amorce le débat sur l’admission des Juifs à la bourgeoisie. Gosse plaide pour le caractère progressiste de son époque « qui doit s’inscrire dans les mœurs des suisses. »

Il met bien sûr en avant l’exemple donné par la France, l’Autriche, l’Hesse et la Bavière, qui reflètent l’image de pays socialement modernes. Le docteur Théodore HERPIN, autre député libéral, mais catholique, appuie cette motion en faisant les louanges des services militaires accomplis par ces soi-disant étrangers. Paradoxe en effet de la situation ; bien que considérés comme étrangers, les Juifs sont cependant obligés d’incorporer le service militaire genevois. Malgré les motifs invoqués, le Conseil d’Etat rejette la motion le 6 mai 1831 estimant « …qu’il existe encore trop de divergences d’opinions sur le sujet. »

Le 28 mai 1832, GOSSE dépose une nouvelle motion, appuyée par Augustin-Pyramus de CANDOLLE et Antoine-Elysée CHERBULLIEZ. Mais celle-ci se heurte à une virulente opposition du député Pierre-François BELLOT, protestant conservateur. Le Conseil d’Etat rejette donc à nouveau tout projet de réforme de la Constitution en indiquant que « …l’admission des Juifs serait néfaste, vu leur genre d’industrie et leur opposition à l’incorporation dans la société. »

Ces deux camouflets n’entament cependant pas la détermination des députés progressistes, aussi le 29 mai 1833, HERPIN monte à nouveau au créneau, fondant cette fois-ci sa proposition non pas sur le fond juridique, mais sur le fond religieux, estimant que le culte israélite ne doit plus être un obstacle d’accession à la citoyenneté. Lors de cette troisième tentative, le Conseil d’Etat assouplit quelque peu sa position et accorde la nomination d’une Commission d’étude. Mais celle-ci ne se montre finalement guère complaisante et rend un avis négatif « …tiré de la peine que ferait à un grand nombre de personnes l’admission des Juifs à la bourgeoisie […] parce qu’ils sont Juifs et jamais ne posséderont l’esprit et les sentiments genevois. »

Exaspéré, mais toujours aussi déterminé, GOSSE, qui cette fois-ci siège au Conseil représentatif, relance à nouveau à son tour le débat en 1834 en demandant au Conseil d’Etat de faire preuve de responsabilité, exigeant une réponse qui soit fondée autrement que sur les bassesses habituelles qui reposent sur les perpétuelles accusations portées à l’encontre des Juifs depuis le Moyen-âge. Quelque peu piqué au vif, le Conseil d’Etat décide de mettre un terme définitif au débat entamé quatre ans plus tôt en rejetant à nouveau la motion et en concluant qu’il « …reste libre et maître se ses décisions. »

Cette ultime objection conduit nombre de journaux genevois à s’insurger de ce conservatisme, dénonçant au passage « …la faculté trop large dont use le Conseil d’Etat pour rejeter les requêtes. »

Ce triste dénouement renvoie malheureusement l’examen de ce dossier aux calendes. Pour GOSSE, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Dégoûté par ses pairs, il décide de se retirer de la vie politique cantonale, alors qu’il était promis à une carrière des plus prometteuses. Il se limitera désormais aux simples fonctions de conseiller administratif de la Ville de Genève jusqu’en 1845.

De fait, il faudra attendre la Révolution radicale de James FAZY en 1846, pour espérer relancer cet épineux dossier. C’est la mise en place de nouveaux idéaux (enseignement gratuit et laïque, liberté des cultes) qui devront s’inscrire dans la pierre. Profitant de la destruction des fortifications, la nouvelle couronne urbanistique sera en effet agrémentée sur son parcours par l’édification de plusieurs édifices cultuels (église anglicane, basilique catholique Notre Dame, Temple israélite, Temple maçonnique et église orthodoxe russe).

Cependant, et curieusement, la nouvelle Constitution de 1847, considérée comme une des plus libérales d’Europe, ne réforme pas la Loi du 14 novembre 1816 faisant du culte juif un obstacle d’accession à la citoyenneté. Plus étonnant encore, alors que la liberté des cultes est désormais garantie, celle-ci ne s’applique qu’aux églises protestantes et catholiques qui seront les seules à bénéficier de la protection de l’Etat. Les Juifs et leur culte sont tout simplement ignorés !

En 1849, la promulgation d’une Loi créant les Fondations permet néanmoins à la Communauté israélite de se doter d’une personnalité juridique. A défaut de voir ses membres reconnus, l’institution peut au moins exister officiellement, ce qui constitue déjà une petite avancée. Le 3 juin 1852, le Conseil d’Etat accepte ainsi les statuts de la « Communauté israélite établie dans le Canton de Genève ».

Au cours du mois de mai de l’année 1857, les députés du Grand Conseil sont réunis pour promulguer la Loi autorisant la construction d’un Temple israélite dont l’érection s’inscrit dans l’élan libéral impulsé par James FAZY. Le député libéral Jules VÜY ne tarde pas alors à soulever un paradoxe dans ce projet : « Il me semble que, au moment où il s’agit d’une Loi où le Canton de Genève accorde gratuitement aux israélites le terrain nécessaire pour l’érection d’un édifice où ils puissent exercer leur culte, nous serions logiques en prononçant en même temps l’abrogation des dispositions intolérantes et iniques qui font du culte juif un obstacle d’accession à la citoyenneté. »

Voilà une intervention qui sème l’embarras parmi les députés qui décident dès lors d’approuver unanimement la requête du député VÜY. Cependant, la forme introductive de celle-ci pose un problème. Les débats portent en effet sur l’érection d’un Temple, et non sur une réforme partielle de la Constitution qui doit normalement faire l’objet d’une Loi spéciale séparée.

Certains députés, craignant que cette affaire, quelque peu gênante, soit inutilement ajournée et surtout médiatisée, ce qui serait néfaste pour le gouvernement, décident finalement d’adopter la motion du député VÜY qui devient l’article 9 de la Loi du 23 mai 1857 autorisant l’érection d’un Temple israélite et qui, additionnellement, abroge les dispositions de la Loi du 14 novembre 1816 « …qui faisaient du culte israélite professé par un individu un motif d’exclusion du droit de cité. »

La procédure est assez atypique pour la signaler, il est en effet rarissime qu’une réforme constitutionnelle, surtout de cette nature, s’opère ainsi, par la bande, indirectement, à l’occasion d’un projet de Loi portant sur la construction d’un édifice !

Quoi qu’il en soit, cette victoire enfin acquise, est le fruit d’un combat politique douloureux mené en particulier par trois hommes qui successivement ont dû s’atteler à abattre des préjugés et des idéologies solidement ancrées dans la société genevoise. Ce combat mérite une reconnaissance, raison pour laquelle l’Association du Patrimoine juif genevois a récemment proposé à la C.I.G. l’apposition d’une plaque commémorative à l’intérieur de la Grande Synagogue Beth-Yaacov pour honorer l’action de ces trois personnalités au cours du XIXe siècle.

©Jean Plançon – novembre 2022