Brève histoire des Juifs de Suisse

« Un parcours entre tolérance et antisémitisme »

L’origine de l’antisémitisme chrétien occidental

La crucifixion de Jésus par Rembrand

L’antisémitisme du monde chrétien occidental se développe autour de préjugés et de clichés anti-juifs issus de l’Antiquité, parmi lesquels on trouve bien sûr l’accusation principale de déicide.

La doctrine chrétienne explique alors que les Juifs ne représentent plus le peuple élu, et qu’ils ont été remplacés par les chrétiens. L’Eglise estime du reste que, désormais, la survie même des Juifs en diaspora ne peut passer que par leur abrutissement, en devenant les esclaves d’une seule et unique vérité qui est la foi chrétienne.

Marginalisés dans leur vie quotidienne, les Juifs souffrent alors de l’application de restrictions au niveau de certaines professions (en étant notamment exclus des corporations), et de la propriété (ils ne peuvent ainsi cultiver la terre à leur profit, ni être propriétaires fonciers).

1215 – Le Concile du Latran

Le pape Innocent III. Wikipédia

Le 4e  concile du Latran, en 1215, sous la conduite du Pape Innocent III, renforce l’emprise du Saint-Siège sur la chrétienté occidentale en tentant notamment d’imposer aux souverains européens le pouvoir d’une théocratie pontificale.

Le concile instaure une ségrégation forcée à l’encontre des Juifs, mais aussi des musulmans, en imposant une série de nouvelles humiliations, comme le port d’un signe distinctif sur les vêtements, ou la création de quartiers d’habitation spécifiques, afin d’éviter tout rapprochement qui puisse favoriser des relations charnelles avec les chrétiens. En Suisse, il est fort probable que le port du « Judenhut », chapeau blanc ou jaune, à bout pointu (en pratique dans le Saint-Empire), fut appliqué dans la plupart des régions, alors que le port de la « Rouelle » (en pratique dans certaines parties du Royaume de France) fut appliqué du côté de Genève, ancienne cité de la Narbonnaise romaine.

Juif portant la rouelle. Wikipédia

En outre, les Juifs furent soumis à l’autorité impériale et souvent assujettis au paiement d’un tribut ou d’un impôt pour que leur sécurité soit assurée par les châtelains locaux. L’exercice par les Juifs du prêt à usure, interdit par l’Eglise aux chrétiens, entraîna également, à plusieurs reprises, des réactions d’hostilité, car on leur reprocha d’être des usuriers sans scrupule.

Au cours du XIIIe siècle, des débordements populaires éclatèrent ainsi à Berne, à Bâle, à Zurich, ainsi que dans la région proche de Franche-Comté.

1348 – La peste noire

En 1348, la rumeur se répandit en Suisse que les Juifs étaient à l’origine de la grande peste qui sévissait déjà sur une partie de l’Europe du fait qu’ils avaient volontairement empoisonné les fontaines. Les persécutions commencèrent alors dans le Pays de Vaud (Chillon, Villeneuve) et gagnèrent ensuite Berne, Zurich, Bâle et Strasbourg où l’on brûla 2 000 Juifs en place publique le samedi 14 février 1349, jour de la Saint-Valentin, mais jour aussi du shabbat.

L’antijudaïsme chrétien et l’antisémitisme économique (qui conduisit de fait à l’émergence d’une forte concurrence des Lombards) occasionna la fuite des Juifs à divers endroits, et entraîna carrément leur expulsion en d’autres lieux (même si ces expulsions furent quelquefois révoquées ultérieurement).

Ce fut ainsi le cas à Berne (1349, 1392, 1427), ou à Zurich (1349, 1423, 1436), alors que cela semble définitif pour Lucerne (1384), Bâle (1397), Fribourg (1428), et Genève qui fut la dernière des villes à expulser ses Juifs (1490).

Le cas de Genève mérite à ce titre d’être relevé, car cette cité fut la première à créer un « Cancel juif », en 1428 ; autrement dit, un « Ghetto » – dans l’utilisation générique que nous pouvons avoir de ce terme – et cela, 88 ans avant la création de celui de Venise, considéré à tort comme le plus ancien.

1428 – Les origines du Cancel de Genève

Le Cancel de Genève 1428-1490. Coll. Jean Plançon

L’érection en 1416 du Comté de Savoie en Duché, entraîne une modification importante des sentiments d’Amédée VIII envers les Juifs, alors que, jusque-là, il s’était montré plutôt bienveillant à leur égard depuis leur arrivée dans la cité genevoise en 1396. En 1408, il s’était ainsi opposé à Pierre de Magnier – curé et recteur de la paroisse de Saint-Germain – qui réclamait une stricte application des dispositions du Concile du Latran. Amédée VIII s’opposera à nouveau à cette même requête en 1411, lorsque Benoît XIII – antipape établi à Avignon – donne raison au curé et ordonne que les abus soient sanctionnés.

Amédée VIII de Savoie, Wikipédia

Mais en étant élevé au rang de Duc de Savoie, Amédée VIII devient un important vassal de l’Empereur du Saint-Empire romain germanique, autrement dit un grand défenseur de la foi chrétienne. C’est sans aucun doute un des motifs qui l’aura conduit à la rédaction, dès 1420, du fameux « Décret ducal savoyard », par lequel tous les privilèges accordés jusque-là aux Juifs sont révoqués.

Si dans les faits, le décret ne sera véritablement appliqué qu’à partir de l’année 1430, il est à noter qu’à Genève celui-ci sera mis en pratique dès 1428.

Au printemps de cette même année, le Conseil de Genève décide en effet de la création d’un quartier où seuls les Juifs pourront résider. De dimension réduite, il sera aussi conçu de telle sorte qu’il en sera impossible d’en sortir une fois fermé.

Dans cette perspective, le quartier s’appuiera en partie sur les murs antiques de la ville, qui dominent la plaine, et deux immenses portes seront également construites pour isoler l’artère principale du Cancel du reste de la ville, alors que les fenêtres et autres issues donnant sur la cité seront toutes obstruées. Après quelques mois d’aménagement, le Cancel est opérationnel en novembre 1428, et  les quelques dizaines de familles juives concernées seront alors les premières d’Europe, si ce n’est du monde, à subir de telles mesures de coercition.

Celles-ci vont être accompagnées d’autres contraintes et humiliations. Propriétaires jusque-là d’un certain nombre de maisons et de granges situées en dehors du Cancel (la Juiverie initiale s’étendait alors sur de nombreuses rues voisines), les Juifs se voient contraints de les abandonner. Ils doivent désormais louer leurs habitations à l’intérieur de l’enclos. Par ailleurs, ils doivent porter sur leurs vêtements un signe distinctif, la « Rouelle », alors qu’ils en avaient été exemptés jusque-là.

1461 – Le Pogrom de Genève

Le pogrom de Francfort en 1614. Alamy collection

Dans les années qui suivirent, les tensions, alimentées par la bourgeoisie et les corporations marchandes, augmentèrent. En 1461, au lendemain de Pâques, le Cancel fut l’objet d’un Pogrom au cours duquel le quartier fut entièrement pillé. La population juive dut se réfugier dans la Maison de ville pour éviter le pire.

L’antisémitisme, cette fois-ci beaucoup plus économique et politique que religieux, était alimenté par la déchéance progressive des foires de Genève qui étaient fortement concurrencées par celles de Lyon. Cela contribua sans aucun doute à nourrir la mauvaise humeur des commerçants qui, cherchant un responsable aux périodes de crise, trouvaient à nouveau en la personne du Juif le parfait bouc émissaire.

A la fin de l’année 1490, et après de nouvelles privations professionnelles, les Juifs de Genève furent expulsés de la cité, victimes d’un climat d’intolérance qui avait gagné en intensité, et dont l’inspiration trouvait peut-être sa source dans un vent lointain provenant d’Espagne qui allait bientôt souffler sur le reste du continent.

Au cours de cette période, comme au cours du XVIe et XVIIe siècles, les Juifs ne furent plus tolérés à long terme, sur le territoire de la Suisse actuelle. Il y eut certes des exceptions accordées par le prince-évêque de Bâle ou dans les bailliages communs de Thurgovie, du Rheintal et du comté de Baden. Mais d’une manière générale, les cantons interdirent aux Juifs de s’établir, d’exercer une activité commerciale, de transiter, ou même simplement de pénétrer sur leur territoire (comme à Zurich en 1634).

1737 – Les villages de Lengnau et Endingen (Argovie)

En 1737, la Diète accorda cependant un droit d’établissement limité au comté de Baden, en réalité aux deux villages d’Endingen et de Lengnau qui étaient les seuls à avoir accueilli durablement une communauté juive jusque-là, une faveur qui du reste n’était pas gratuite. Depuis 1696, les Juifs devaient en effet acquérir tous les 16 ans, et à prix fort, une «lettre de protection».

1798 – La République helvétique

Drapeau de la République Helvétique

La chute de l’Ancien régime, après l’invasion française de 1798, introduisit en Suisse le principe de l’égalité des droits pour tous les citoyens. Sous la République helvétique, les réformateurs suisses tentèrent d’obtenir de la diète d’Aarau l’émancipation des Juifs, mais ils n’y parvinrent pas. Malgré le faible nombre de Juifs vivant en Suisse, la lutte entre les partisans de l’Ancien régime et les tenants du changement se cristallisa autour de ce thème. L’exaspération fut si forte que la populace se retourna contre les Juifs d’Endingen et de Lengnau dont les villages furent saccagés lors de la “guerre des pruneaux” de 1802.

En 1803, Napoléon, par l’Acte de Médiation, rétablit l’ancienne Confédération avec ses cantons souverains, et de fait, l’égalité des juifs n’était plus à l’ordre du jour.

1754-1816 – L’exception de Carouge « la tolérante »

Carouge au XVIIIe siècle. Coll. Mairie de Carouge

Au cours de cette période mouvementée de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, il convient de retenir la particularité des Juifs de Carouge, établis sur un territoire issu du Traité de Turin de 1754 et qui avait été cédé au Royaume de Sardaigne par la République de Genève. Sur cette terre catholique, située à peine à quelques encablures de la cité de Calvin, les Juifs purent s’installer librement dès 1779, en compagnie des protestants et des Francs-maçons qui bénéficièrent eux-aussi d’une singulière bienveillance de la part des autorités sardes. Le libre exercice du culte, puis l’application du droit commun à l’endroit des Juifs dès 1787, constitua un cas rarissime dans l’histoire du judaïsme.

Pour l’anecdote, il faut savoir que les autorités carougeoises demandèrent à Turin en avril 1789 l’autorisation d’accueillir des Mahométans et de construire une Mosquée !

La mort en 1790 de Pierre-Claude de la Fléchère, Comte de Veyrier, et instigateur de la politique libérale carougeoise, mit un terme à celle-ci, d’autant que les effets de la Révolution française déstabilisèrent aussi toute la politique régionale, y compris dans la Genève toute proche. Il s’en est cependant fallu de peu que Carouge devienne une petite Jérusalem d’occident.

1816 – L’annexion de Carouge à Genève : un revers, mais aussi une avancée

Avec la chute de Napoléon, et l’annexion de Carouge à la République de Genève en 1816, les droits accordés jusque-là aux Juifs furent révoqués par la nouvelle constitution genevoise. Victimes d’un antisémitisme politico-religieux, ils ne furent autorisés qu’à s’établir dans le nouveau canton, sans toutefois pouvoir accéder de droit à la citoyenneté.

Cependant, si ce nouveau coup du sort affecta à n’en pas douter les Juifs originaires de Carouge, ces derniers se consolèrent en pensant que malgré tout ils sont, à ce moment-là, les premiers de Suisse à pouvoir s’établir librement dans un canton. Celui-ci finira du reste par leur accorder l’accessit à la citoyenneté en 1857, en étant le premier à le faire sur le territoire helvétique.

1848-1874 – Vers l’émancipation

La Suisse a en effet souvent été confrontée à des opinions et des actes antisémites au cours de cette première moitié du XIXe siècle. Il faut cependant distinguer l’antisémitisme populaire de l’antisémitisme officiel (dit aussi étatique). La Constitution fédérale de 1848 allait par exemple refuser aux Juifs l’égalité et la liberté d’établissement, et il faudra attendre 1866 pour que la seconde leur soit accordée sous la pression de la France, des Pays-Bas et des Etats-Unis. La liberté de culte, quant-à-elle, ne sera reconnue dans la Constitution qu’en 1874, et il est intéressant de noter que les Juifs d’Endingen et de Lengnau durent tout de même attendre 1879 pour qu’ils puissent obtenir la bourgeoisie des communes argoviennes, ce qui peut paraître paradoxal pour ces deux villages qui furent pourtant, autrefois, les premiers à accueillir durablement les Juifs en Suisse.

Abatage rituel juif. Enluminure italienne de 1435. Wikipédia

A l’approche du XXe siècle, la question de l’Abattage rituel – autre sujet sensible – fut débattue avec grande virulence. L’interdiction de celui-ci, prononcée en 1893, fut perçue par les communautés juives comme une disposition antisémite, ce qui les poussa quelques années plus tard, en 1904, à fonder la F.S.C.I. (Fédération suisse des communautés israélites), un organisme ayant pour vocation de défendre les intérêts des Juifs de Suisse.

L’antisémitisme économique du début du XXe siècle

Des accents antisémites, associés au thème d’une Suisse surpeuplée, apparurent aussi après 1900. On les retrouve notamment dans certains documents officiels, par exemple sous la forme d’annotations ou de l’apposition d’un sigle représentant une étoile de David sur des demandes de naturalisation. En 1920, la ville de Zurich promulgua des dispositions sur la naturalisation qui discriminaient les juifs d’Europe orientale, mais qui furent néanmoins supprimées en 1936. Au cours de ces années 1930, les naturalisations diminuèrent très fortement, au moment où l’antisémitisme allait acquérir un profil partisan sous l’effet des Frontistes.

1920-1935 – Les Frontistes et les mouvements nationalistes

Monument aux victimes du 9 novembre 1932. Wikipédia

Tumultes et actions de propagande selon le modèle national-socialiste, critique de la démocratie parlementaire, prédilection pour les « anciennes vertus confédérales » allaient de pair avec un discours antisémite auquel étaient associés des propos antilibéraux et anticommunistes. Après quelques victoires notables entre 1934 et 1936, les frontistes ne purent cependant poursuivre sur leur lancée.

Cependant, en l’espace de quelques années, ils avaient sérieusement ébranlé les institutions démocratiques en prônant un « ordre nouveau ». Leur violence antisémite et anticommuniste avait conduit à un climat de grande hostilité qui atteindra son point culminant en provoquant le drame du 9 novembre 1932, où l’Armée tira sur des manifestants à Genève, entraînant la mort de 13 personnes et en blessant 65 autres.

1933-1937 – Les procès

La Fédération suisse des communautés israélites remporta à cette époque un succès partiel devant la justice bernoise dans le procès des Protocoles des Sages de Sion, un faux censé démontrer une prétendue conjuration juive destinée à dominer le monde et exploiter le Gentil. La propagande nazie avait exhumé ce texte, et le Front National, parti suisse d’extrême droite, dirigé par Rolf Henne, avait voulu l’utiliser à son tour. Il ne s’agissait qu’un d’un faux grossier, composé de 24 procès-verbaux, initialement élaboré par la police tzariste au début du siècle, et qui s’inspirait d’un pamphlet dirigé contre Napoléon III : Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, écrit par l’avocat parisien Maurice Joly.

Malgré le succès du procès les autorités fédérales refusèrent de donner suite aux demandes instantes des communautés juives, lesquelles réclamaient des mesures contre la diffamation raciste et antisémite.

Affiche antisémite genevoise, 1934. Coll. Jean Plançon

Dans un autre procès opposant en 1935 les communautés juives à Jules-Ernest Gross, rédacteur du journal d’extrême droite « Réaction », et dans lequel ce dernier appelait sans cesse à la haine raciale, on notera que si le journal sera condamné pour « trouble à l’ordre public et connotation injurieuse de ses articles », le Conseil d’Etat se permettra néanmoins de faire des commentaires pour le moins édifiants :

« Le Conseil d’Etat reconnaît volontiers l’existence d’un problème juif mondial, problème d’ordre politique et économique. Il reconnaît que le fait que les Juifs se soient, en maints pays et grâce aux qualités particulières de leur race, acquis la suprématie dans le commerce et la finance, a créé une situation qui doit pouvoir être l’objet de libres discussions tant par la parole que par la presse. Il reconnaît même que l’opinion des personnes qui estiment qu’il serait d’intérêt public de restreindre l’expansion économique des israélites devrait pouvoir s’exprimer sans passion sous le nom de « antisémitisme ».

Il en sera de même, quelques semaines plus tard, avec les commentaires du Tribunal Fédéral, lors de l’ultime recours déposé par Jules-Ernest Gross :

« Il est permis de soutenir dans la presse d’opinion que l’égalité des droits qui règne entre les israélites et leurs concitoyens est une erreur politique, et que, dans les circonstances actuelles, il serait désirable de limiter les droits reconnus à cette partie de la population ».

Les juifs de Suisse se demandèrent alors sur quels alliés ils pouvaient compter au moment où leur émancipation, acquise quelques décennies plus tôt, semblait être remise en cause. Ils trouvèrent cependant, en la personne de quelques représentants des cantons, dans les forces de gauche, ainsi que parmi des personnalités des milieux libéraux ou humanitaires, de même qu’au sein des Eglises, surtout chez les protestants libéraux, parmi les autorités, dans l’armée et dans les médias, des hommes pondérés qui prirent position contre l’antisémitisme, exprimant ainsi leur hostilité à toute dérive nationaliste.

1938- Le tampon J et la politique d’accueil de la Suisse

Reisepass avec tampon J, 1939. Revue juive

En 1938, l’apposition d’un tampon « J » sur les passeports des juifs allemands, pour répondre aux demandes réitérées de la Suisse, mena officiellement la Confédération à une politique antisémite à l’égard des réfugiés.

Dès octobre 1938, le Conseil fédéral refusa d’accueillir des femmes juives d’origine suisse qui étaient mariées à un étranger, ou de les réintégrer dans la citoyenneté suisse. En 1942, le Conseil fédéral discrimina cette fois-ci la quasi-totalité des Juifs en refusant de manière générale l’asile. Cette période sera marquée par un nombre substantiel* de personnes refoulées alors que pour nombre d’entre elles, cette décision signifia leur arrêt de mort. D’autres mesures avaient aussi un caractère antisémite: les enfants juifs ne purent, sauf quelques exceptions, venir en convalescence en Suisse durant la guerre.

Pour d’autres, qui avaient néanmoins été accueillis avec leurs familles, ils furent séparés de celles-ci pour être envoyés dans des familles d’accueil chrétiennes un peu partout en Suisse, au risque de perdre une partie de leur éducation traditionnelle, voire même leur langue maternelle. Dans certains cas, des frères et des sœurs furent même séparés entre eux, ce qui indigna la presse et nombre d’institutions d’entraide.

Pour tout cela, le Conseil fédéral présenta ses excuses officielles en 1995.

*les récentes études publiées par Serge Klarsfeld et Ruth-Fivaz-Silbermann tendent à démontrer que le nombre de Juifs refoulés à la frontière durant la Seconde guerre mondiale n’a certainement pas dépassé les 3.000 âmes, dont environ 1.000 auraient néanmoins été déportées dans les camps d’extermination.

Pour mémoire, en 2002, le rapport Bergier avait annoncé un chiffre initial de 24.000 refoulés.

1942 – La FSCI dans la tourmente

Au cours de cette période, et notamment à partir de 1942, les Juifs de Suisse sont eux aussi plongés dans une terrible tourmente qui les divise. Face à la montée du nationalisme, face à une politique fédérale de plus en plus intransigeante avec les réfugiés, les Juifs de Suisse ne savent plus comment se comporter. Doivent-ils soutenir la politique de leur pays et tourner le dos à leurs coreligionnaires qui se pressent à la frontière, ou doivent-ils aider ces derniers au risque de compromettre leur propre émancipation ?

En d’autres termes, comment allier leur patriotisme à leur appartenance au peuple élu, alors que ce dernier traverse une des plus graves tragédies de son histoire ?

Saly Mayer. Coll. C.I.G.

Dans cette tourmente, les débats sont vifs au sein des communautés juives, d’autant que la position officielle de la FSCI, incarnée par son président Saly MAYER, est considérée comme beaucoup trop complaisante vis-à-vis des autorités fédérales. Depuis 1940, la FSCI a réduit le nombre de membres de son bureau exécutif et adopté une ligne de conduite très autoritaire qui limite le débat démocratique et étouffe les conflits internes entre les membres des différentes communautés. Autant dire que cette conduite ne facilite pas les Juifs de Suisse dans leur attitude à tenir.

Il faudra attendre la fin de la guerre, pour que la FSCI entame une profonde mutation par une réforme de ses structures institutionnelles, lui donnant enfin les moyens de défendre efficacement les intérêts des Juifs de Suisse.

Pour pallier les déficiences de la FSCI durant le conflit, ce sont essentiellement les institutions d’entraide israélite et les communautés juives elles-mêmes qui auront occupé bien souvent le terrain par leurs propres actions, notamment à Genève où la principale institution israélite est en première ligne, puisque la frontière franco-genevoise verra passer à elle seule 50% des Juifs venus se réfugier en Suisse.

Genève abrite en effet à elle seule 8 camps d’accueil – d’internement diront certains, tant les conditions sont quelques fois très dures, comme au camp du Bout du Monde – sans compter les nombreux hôtels et autres pensions réquisitionnés pour l’occasion.

Il faut aussi tenir compte des différentes filières de passage qui ont notamment permis de sauver un nombre substantiel d’enfants.

1942-1945 – Les passages à la frontière

Le cimetière israélite de Veyrier, haut lieu de passages clandestins. Coll. Jean Plançon

Durant la Seconde guerre mondiale, de nombreux passages clandestins se sont opérés, ce qui a donné lieu à de nombreuses condamnations de la part des autorités contre tous ceux qui les avaient organisés ou favorisés ces (32.000 condamnations entre 1942 et 1945). En 2003, une Loi de réhabilitation est cependant votée au Parlement fédéral. Les personnes désireuses de voir leurs dossiers réexaminés, auront jusqu’en 2009 pour le faire. En outre, elles ne pourront réclamer aucun dommage, ni aucune réparation à la Confédération.

Mme Aimé Stitelmann sera la première personne réhabilitée (en 2004) et uniquement 130 autres personnes le seront aussi, car seuls 3.000 dossiers seront examinés sur les 32.000 condamnations.

Pour l’anecdote, M. Gustave Michon, gardien du cimetière juif de Veyrier, sera la dernière personne à être réhabilitée en 2009, alors qu’il avait pourtant été jugé et condamné au cours de la même audience qu’Aimé Stitelmann, en juillet 1945.

L’antisémitisme après 1945

La Deuxième Guerre mondiale terminée, les cas d’antisémitisme vont d’abord être rares en Europe. L’horreur de l’holocauste semblait avoir discrédité et l’idéologie et le génocide, que l’on jugea unique dans l’histoire.

Alexandre Safran lors de conférence de Seelisberg en 1947. Coll. Carol Iancu

En Suisse, l’Amitié judéo-chrétienne, créée en 1946 en réaction à la Shoah, eut pour objectif de combattre l’antisémitisme et d’encourager la compréhension entre judaïsme et christianisme. Il faut à cet effet relever le rôle important joué par certaines personnalités, comme l’abbé Charles Journet, le pasteur Everett R. Clinchy, les rabbins Jacob Kaplan, Alexandre Safran et Georges Vadnaï, dans la Conférence de Seelisberg de 1947, laquelle conduisit à un véritable rapprochement entre Juifs et chrétiens, et fut un préambule à la déclaration Nostra Aetate lors du Concile Vatican II en 1965.

Des relents d’antisémitisme ont toutefois été maintenus dans divers milieux et mouvements. Depuis la guerre des Six-Jours israélo-arabe de 1967, un antisémitisme de gauche s’est développé sous une forme antisioniste. Dans les années 1990, l’antisémitisme s’est à nouveau répandu dans les milieux intégristes et d’extrême-droite. Les tendances racistes et l’opposition à leur encontre ont gagné en importance depuis la fin de la guerre froide. Dans ce contexte, le négationnisme joue un rôle primordial.

Une loi antiraciste est cependant en vigueur depuis 1995; elle avait fait l’objet d’un référendum, repoussé en votation populaire en 1994. Sa teneur correspond à la convention de l’ONU sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale. Ainsi la lutte contre l’antisémitisme est-elle désormais du ressort de l’Etat.

En conclusion

Je terminerai cet exposé par cette citation de notre ancien président du Conseil d’Etat, le regretté Michel Halpérin :

Michel Halpérin, avocat et ancien président du Conseil d’Etat. Coll. Daniel Halpérin

 » Aucune intégration n’est jamais totalement achevée. Le besoin, pour une collectivité, de désigner en son propre-sein, un bouc émissaire, peut surgir et ressurgir, en fonction des circonstances. Les peuples les plus sages et les plus civilisés ne sont pas totalement immunisés. Et savoir que ces dérives, à la fois tragiques et ridicules, sont possibles ne suffit pas à les prévenir « 

Jean Plançon

Historien et Guide-conférencier

Cet exposé a été présenté à la demande du DIP du Canton de Genève en mars 2017 dans le cadre d’une journée de formation des instituteurs et professeurs à l’histoire du judaïsme en Suisse.

Bibliographie :

Jean Plançon, Histoire de la communauté juive de Carouge et de Genève, tomes I et II, Slatkine, Genève, 2008 et 2010.

Jacques Picard, La Suisse et les Juifs 1933-1945, éditions d’en bas, Lausanne, 2000.

Achille Nordmann, Les Juifs de Genève au Moyen âge, Revue des Etudes juives, tome 80, Paris, 1925.