Le Vélocipède, apparu en 1818 en Allemagne sous l’appellation initiale de Draisienne (engin à deux roues sans pédales) a d’abord été un objet de curiosité et un signe d’originalité plutôt réservé à la classe bourgeoise. Il ne connait un engouement populaire qu’à partir de l’année 1861 lorsqu’un français, Pierre Michaux, invente la Pédivelle – deux manivelles fixées en opposition sur l’axe de la roue avant – permettant la traction de celui-ci par un mouvement rotatif effectué par les pieds.

Le vélocipède, une révolution à l’ère industrielle

Le vélocipède devient rapidement un symbole : celui des progrès techniques accomplis dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Nouveau moyen de transport et de communication, simple et pratique, il révolutionne totalement la société en la faisant rentrer dans l’ère moderne. Mais en dehors de ses nombreuses applications dans le secteur économique, le vélocipède est aussi un formidable instrument de loisir qui invite à l’évasion, au voyage, à la liberté. Il devient aussi un facteur de santé, qui encourage à la pratique des activités physiques, au sport et à la compétition. Véritable fer de lance de ce mouvement naissant de Sportmen, il est à l’origine de la démocratisation des disciplines sportives qui, jusque-là, étaient réservées à une certaine élite de la société.

Bien que majoritairement utilisé par les hommes, le vélocipède suscite aussi un intérêt de la part des femmes qui voient là l’opportunité de s’affranchir des contraintes quotidiennes dans lesquelles elles sont ordinairement enfermées. Le vélocipède, symbole de liberté, leur permet de sortir enfin des limites jusque-là imposées.

Evidemment, cela ne se fait pas sans heurts. Les critiques sont alors très virulentes de la part d’une société qui est encore empreinte d’un grand conservatisme. Le corps médical lui-même, majoritairement méfiant à l’égard de la pratique de cette discipline nouvelle, ne cesse de clamer que le vélocipède, déjà nuisible au corps, s’avère être aussi un vecteur d’immoralité pour les femmes !

« On connaît l’effet négatif spécial produit sur les cyclistes mâles par l’usage du vélocipède ; il est prouvé que le même exercice produit l’effet contraire sur les cyclistes femelles qui trouvent là le moyen de s’adonner à des plaisirs qu’elles peuvent aisément cacher ».

Un nouveau code vestimentaire

L’adoption du vélocipède par les femmes aura aussi une incidence notable sur le code vestimentaire de l’époque. Robes, jupes longues, corsets et autres jarretières étant peu propices à l’utilisation de cet engin, ces dames commencent à se débarrasser de ces carcans encombrants. Ce fut l’apparition du fameux Bloomer, un ensemble composé d’un chemisier, d’un pantalon à la turque et d’une jupe courte destinée à masquer au mieux les parties du corps féminin qu’il n’était pas convenable d’exposer. Son succès fut immédiat, mais entraîna de vives réactions d’hostilité. Les prêtres consacrèrent par exemple des sermons entiers à l’immoralité de ce vêtement. En France, on interdit aux enseignantes de le porter pour se rendre à l’école et en Angleterre le port du Bloomer fut interdit dans les parcs publics.

Malgré ces obstacles, les femmes persistèrent dans cette soif de liberté et bientôt des clubs féminins virent le jour afin que celles-ci puissent se déplacer en groupe et éviter ainsi le harcèlement sur la voie publique. Les esprits s’habituèrent cependant progressivement à voir des femmes en vélocipède et ces dernières finirent par alléger encore plus leurs vêtements, abandonnant le Bloomer au profit de pantalons et autres petits chemisiers qui, certes, cette fois-ci, dévoilaient plus visiblement leur anatomie.

En 1895, un exploit retentissant va constituer un tournant dans la lutte pour l’émancipation des femmes lorsque l’une d’entre-elles, Annie Cohen Kopchovsky, réussit l’impensable, être la première femme à accomplir un tour du monde en vélocipède, en solitaire et sans assistance.

Miss Londonderry, l’aventurière féministe

Annie Cohen, née en 1870 à Riga, en Lettonie, est issue d’une famille d’émigrants juifs qui s’établissent à Boston, aux Etats-Unis, en 1875. Mariée à l’âge de 18 ans avec Simon Kopchovsky, un autre émigrant juif qui est colporteur, elle a trois enfants et travaille comme vendeuse d’encarts publicitaires pour des quotidiens de Boston. Bien qu’issue d’un milieu d’obédience orthodoxe, Annie Cohen Kopchovsky est animée par un tempérament très libéral et combatif qui la pousse à prouver qu’une femme peut également faire tout ce qu’un homme est capable d’accomplir.

Le 25 juin 1894, elle se lance dans ce pari avec pour tout bagage quelques vêtements de rechange et un revolver à manche de nacre. Sponsorisée par la Londonderry Lithia Spring Water Company, qui commercialise de l’eau de source, elle accepte de prendre un nom d’emprunt durant son périple, celui de Miss Annie Londonderry.

Partie de Boston, en robe longue et avec une bicyclette Columbia pesant plus de 20kg, elle opte très rapidement pour un short-culotte féminin et un modèle de vélo plus léger, le Sterling de marque anglaise. Son périple autour du monde durera 15 mois, en allant à la rencontre de populations et de cultures diverses, mais aussi de déconvenues physiques et de situations dangereuses.

De retour sur le sol américain le 23 mars 1895, elle entame la dernière partie de son parcours depuis San Francisco et traverse les Etats-Unis jusqu’à Boston où elle arrive le 24 septembre de la même année.

Une arme émancipatrice.

Les retombées de l’exploit sont considérables, tant aux Etats-Unis qu’en Europe où Annie devient un symbole, celui qui incarne la femme moderne. Dans les années qui suivent, les mouvements féministes s’inspireront de son exemple dans les combats qu’elles mèneront pour l’égalité des droits. Le vélocipède, appelé aussi entre-temps bicyclette, devient alors une arme de communication émancipatrice que ces dames n’hésitent pas à exhiber dans leurs actions.

Comme l’indiquera la grande militante suffragiste américaine Susan B. Anthony « la bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quelle chose au monde. Je persiste et je me réjouis chaque fois que je vois une femme à vélo. »

Dans le long processus vers l’égalité des droits, le vélocipède tient à n’en pas douter une place prépondérante. Il fut pour les femmes celui qui leur permit de gagner la première des grandes batailles dans cette lutte inlassable, qui perdure encore aujourd’hui, car nombreux sont les écueils qui sont encore à franchir avant de pouvoir espérer goûter à une victoire finale.

Alors Mesdames, lorsque vous enfourcherez à nouveau votre bicyclette, prenez le temps de penser que vous avez entre les mains un curieux engin qui a contribué à changer votre destinée et celle de toute une société.

Jean Plançon

9 juin 2022